Les êtres humains ne sont pas seulement et même, pas essentiellement, des êtres théoriques, c'est-à-dire des êtres destinés à la connaissance du monde, mais des êtres qui ont vocation à agir. Agir dans un sens éthique. C'est la grande révolution qu'a ouvert Jean-Jacques Rousseau. Jean-Jacques Rousseau qui est pour Emmanuel Kant, une des grandes figures du XVIIIe siècle. Le portrait de Jean-Jacques Rousseau a été accroché durant des décennies dans la chambre à coucher d'Emmanuel Kant.
Ce qui est essentiel, c'est ce qui nous vient par ce que Rousseau nommait la voix de la conscience. Pour Kant, la raison n'a pas seulement, et même, pas essentiellement, une destination théorique. Elle a aussi et avant tout une destination pratique. Elle inscrit au cœur de chacun de nous une exigence, exigence qui nous révèle notre dignité d'être humain.
Mais quelle exigence? L'exigence de la liberté.
De quelle liberté s'agira-t-il?
Il ne suffit pas de prononcer le mot liberté pour se tenir quitte et estimer que nous savons de quoi il s'agit. La liberté peut en effet prendre toutes sortes de figures et parfois des figures bien inquiétantes. Pour certains, la liberté peut vouloir dire faire tout ce qui me passe par la tête sans contraintes. Mais il n'est pas difficile de s'apercevoir que faire tout ce qui me fait envie quand cela me fait envie, c'est être esclave de toutes les influences qui s'exercent sur moi et finalement, c'est être esclave de toutes mes passions. Suivre librement mon tempérament et les circonstances, c'est simplement être soustrait aux nécessités de l'ordre social, être esclave de ce qui me détermine par ailleurs, au fond, c'est être esclave de soi-même. Mais la liberté a pu aussi vouloir dire pouvoir se montrer libre de toute chose. Se montrer libre même de soi-même et réaliser des actes parfaitement arbitraires et irrationnels de manière entièrement détachée. André Gide, a illustré cette idée avec son personnage Lafcadio dans le roman Les caves du Vatican. Lafcadio, ce jeune homme, voulait se prouver à lui-même sa liberté en décidant de commettre un crime gratuit. Un crime auquel rien ne l'incitait, aucun mobile, aucun intérêt. Aussi, décida-t-il subitement, alors qu'il était dans le compartiment d'un train à l'ancienne, c'est-à-dire un train où chaque compartiment comportait une porte, il décidait de pousser par la porte du train, le pousser hors du train en marche, un homme d'une cinquantaine d'années qui lui était parfaitement inconnu, et avec lequel il voyageait. Ainsi, il le tuait, et par ce crime purement gratuit, il se montrait libre de toute détermination. La liberté peut donc aussi être une liberté pour l'absurde, pour l'insensé.
Il n'en va pas ainsi chez Emmanuel Kant, se montrer libre c'est montrer que ce ne sont pas nos inclinations, nos penchants, ou au contraire les contraintes extérieures qui s'exercent sur nous qui doivent déterminer notre conduite. Mais se montrer libre, c'est savoir prendre une décision par la volonté raisonnable. La liberté a son principe au cœur de la raison. La raison humaine n'est pas seulement le principe de la connaissance théorique. La raison dans l'être humain n'est pas seulement ce qui fait de lui un être qui se conduit par la connaissance, contrairement à ce que voulait par exemple l'optimisme des Grecs. On se rappelle la sentence de Socrate. Nul n'est méchant volontairement. En d'autres termes, connaître c'est forcément bien se conduire. La raison, pour Kant, n'est pas seulement le principe de la connaissance. Elle est aussi un principe de conduite bonne ou mauvaise. La raison n'est pas seulement une intelligence qui connaît, elle est aussi une volonté. Une volonté qui prescrit de faire ce qui est bon ou qui peut aussi se tourner vers ce qui est mauvais. Kant estime que nous ressentons tous en nous-mêmes, une exigence. Nous pouvons recouvrir cette exigence ou faire semblant de ne pas l'entendre, mais il est impossible de la faire disparaître. Cette exigence est un appel à remplir les conditions par lesquelles nous serons pleinement humains. Elle est un appel à nous comporter en respectant en tous ceux que nous rencontrons, l'humanité qui est en eux. C'est la volonté en nous qui prescrit la loi éthique. Si elle prescrit ainsi, c'est par elle-même et pas sous la pression d'autres choses. Cela veut dire que notre volonté en nous, peut être déterminée éventuellement par d'autres choses qu'elle. Par exemple, mon inclination pour l'argent peut être inspirée par l'appât du gain, ou encore je peux avoir une inclination pour le plaisir qui sera déterminée par l'aspiration à la jouissance sexuelle. Et ainsi, ces aspirations, ces désirs, peuvent prendre de l'ascendant sur ma volonté. Et ainsi, déterminer ma volonté de manière hétéronome, c'est-à-dire ma volonté sera déterminée à partir de quelque chose d'autre qu'elle-même. Dans ces conditions, la volonté est prisonnière des passions, des inclinations qui pèsent sur elle. Elle n'est pas libre. Une volonté est libre si elle se détermine de manière autonome. Si elle se donne à elle-même la loi. Etre libre, Pour Kant, c’est faire ce que demande la volonté lorsque la volonté s'est déterminée à vouloir de manière autonome, en ne dépendant de rien d'autre que de sa loi intérieure, qui est une exigence éthique. Cette exigence, c'est l'exigence de vouloir le bien. C'est pourquoi Kant n'hésite pas à écrire au début des fondements de la métaphysique des mœurs;
« De tout ce qu'il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, il n'est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n'est seulement une bonne volonté. Le bien, le bien viendra toujours d'une raison, d'une exigence de faire le bien. Et cette exigence, elle se trouve au cœur de notre raison, dans notre volonté. »
Ma liberté n’est pas un leurre, ce que je nomme leurre est l’hétéronomie de ma raison, ma volonté sera déterminée à partir d’autre chose qu'elle-même.