I Historique du débat et nécessité de la méthode
1) Historique du débatLe Café-Philo du café « Le Bastille » est né en 1996, pour deux raisons. La première provenait de la nécessité de désemplir le Café des Phares, car les participants, toujours plus nombreux aux débats du dimanche matin, se pressaient sur le trottoir. Après une réunion avec Marc Sautet, il fut donc décidé d’ouvrir ce deuxième Café-Philo place de la Bastille.
Si au Café des Phares le début du débat était à 11 heure, les séances au « Bastille » devaient débuter un quart d’heure plus tard, pour absorber les retardataires.
A cette époque, la presse ne reflétait pas véritablement les enjeux de ce prodigieux mouvement philosophique naissant. Les journaux et magazines qui rapportaient cet événement tenaient plus de la presse people, que d’un journalisme soucieux d’une véritable information critique. Lorsque cette information était critique, c’était toujours à l’occasion d’articles négatifs exprimant le rejet de ce mouvement par les universitaires. Ces derniers ne voyaient dans la pratique du débat philosophique au café, qu’une mode superficielle sans intérêt.
Il fallait remettre les pendules à l’heure avec une presse plutôt négative et s’affirmer par rapport aux institutions. Ce fut, la deuxième raison qui motiva la création de ce deuxième débat sur la place de la Bastille.
Il fut d’ailleurs question d’ouvrir d’autres cafés philos sur la place mythique de la Révolution Française et sous les Ailes de son Génie, le même jour et à la même heure. Nous rêvions de reprendre à nouveau la place de la Bastille, mais sans les armes et par le verbe cette fois ci.
Les premières animations furent prises en charge par Marc Ballanfat, Jean Marc Royer et moi-même. Gérard Tissier et Christian de Beaumont succédèrent par la suite à Marc Ballanfat et Jean Marc Royer.
Aujourd’hui, j’anime toujours ce débat et j’ai été rejoint depuis plus de deux ans par Georges Tahar.
En 11 ans, le café-philo du Bastille a connu des évolutions dans les techniques d’animation.
L’enjeu en est toujours plus difficile. Comment concilier la convivialité de ces rencontres, le besoin que les participants ont de s’exprimer avec l’exigence d’une véritable pratique philosophique ? Comment démocratiser la parole, sans sombrer dans le débat d’opinions, le groupe de parole psychothérapeutique ou l’exutoire de pseudos érudits, plus autistes que savants ? Comment construire une véritable réflexion commune de qualité, respectant et construisant les étapes de la réflexion dans la conduite de l’enquête philosophique ? Comment faire surgir le Noûs, cette « intelligence » créatrice et collective, sans déroger à l’exigence de la rationalité ?
C’est ici que le travail de recherche opéré par les « Nouvelles Pratiques
Philosophiques », concernant les outils dialectiques et dialogiques de la
discussion, nous est d’une aide précieuse.
Ces outils ont été élaborés sur le terrain de manière inductive, à l’Éducation Nationale auprès des jeunes en difficultés scolaires et sociales, auprès des
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élèves non francophones, des enfants et des étudiants, dans le secteur de l’éducation populaire, les bibliothèques, les médiathèques, les foyers de jeunes travailleurs, les associations…
Toutefois, ce travail philosophique ne se réduit pas à une démarche purement empirique. Les travaux de Platon sur le dialogue socratique, d’Aristote, de Port-Royal ou de John Dewey sur la logique, de Hegel sur la Dialectique, de Wittgenstein sur le langage, de Mathieu Lippman sur la pratique de la discussion avec les enfants, de Pierre Hadot sur la philosophie antique et d’autres encore, nourrissent notre recherche philosophique et pédagogique.
On peut également consulter le travail et les ouvrages des chercheurs actuels tels que, Oscar Brénifié, Michel Tozzi, François Galichet, Jean Charles Pettier, entre autres.
La revue « Diotime l’Agora » offre une multitude d’articles de fond sur les « Nouvelles Pratiques Philosophiques » accessible gratuitement et téléchargeable sur internet : http://www.crdp-montpellier.fr/ressources/agora/.
En ce qui concerne mon travail, vous pouvez consulter deux articles parus dans deux ouvrages collectifs : « Nouvelles Pratiques Philosophiques en classes, enjeux et démarches » et « Philo à tous les étages, 3ème colloque sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques, Nanterre-juin 2003 », aux éditions du Centre régional de documentation pédagogique de Bretagne. L’article sur les finalités et les méthodes d’animation d’un Café Philo, paru dans la revue « Diotime », est en ligne sur ce Forum.
2) La philosophie en tant que « praxis » et mode de vie A l’origine dans la philosophie antique, le cours didactique, tel que nous le connaissons aujourd’hui, n’était pas la base de l’enseignement philosophique. Le caractère initiatique et la notion de transmission tranchait, tout d’abord, avec la logique purement scolaire, que nous connaissons aujourd’hui dans notre approche de la philosophie.
La philosophie était d’abord un mode de vie et l’apprenti-philosophe se destinait, soit à occuper une fonction politique dans la Cité, soit à se distancier des affaires du monde dans la contemplation ou ce qu’Aristote nommait la
théoria.Les philosophes grecs vouaient un culte à la « beauté » et la « juste mesure ». Il se sculptaient dans cet « idéal » dans toute les dimension de « l’être », du corps, de l’esprit et de l’âme et ces dimensions n’étaient pas séparables. Le philosophe se devait d’obtenir un corps harmonieux et en bonne santé. La pratique du gymnase était indispensable. Il s’efforçait de construire son esprit, à travers un raisonnement solide et équilibré à l’image du «
Logos » universel et divin. Le culte de l’amitié et la beauté du comportement visait la « noblesse » de l’âme. La quête de la « tranquillité », ou
l’ataraxie selon les stoïciens, était l’objectif primordial du travail philosophique. Dans les écoles philosophiques, dignes de ce nom, les exercices dialectiques et dialogiques n’étaient pas orientés vers la volonté sophistique de persuader coûte que coûte son auditoire. Le travail sur l’argumentation ou la rhétorique, n’avait pas pour but les beaux discours, même si cette dimension n’était pas ignorée.
En se confrontant aux idées des autres, voire opposées aux siennes, l’apprenti-
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philosophe apprenait à mettre de la distance par rapport à ses affects et à maîtriser ses émotions. Les exercices dialectiques favorisaient le développement de la « sérénité » et permettaient l’apprentissage du « vivre ensemble ».
L’apprenti-philosophe devait apprendre à se connaître lui-même pour se libérer de ce qui est superficiel et contempler l’« Essentiel ».
Nous avons perdu la plupart des traces des exercices utilisés par les philosophes grecs. Certains nous sont parvenus, comme celui qui consiste à exposer une thèse et à être interrogés sur celle-ci, pour qu’elle s’effondre ou s’approfondisse.
Ces exercices dialectiques sont toutefois quasi universels. Nous les retrouvons dans les écoles talmudiques, hindouistes, bouddhistes et autres.
3) La nécessité de la rigueur et la méthode
Dans notre travail philosophique, l’important n’est pas vraiment ce que l’on pense, mais comment l’on pense.
Pourquoi avons-nous tant de mal à nous interroger ? Pourquoi nous est-il difficile de faire, dans la pratique de la discussion, la différence entre l’interrogation et l’affirmation ? Pourquoi posons-nous de mauvaises questions ? Souhaitons-nous réellement répondre à nos propres questions ou cherchons-nous à nous divertir ? Pourquoi avons-nous tant de mal à nous écouter et à nous entendre les uns et les autres ? Pourquoi utilisons-nous des concepts inappropriés . Est-ce par erreur ou sont-ce des lapsus ? Pourquoi faisons-nous des écarts de logique ? Que cherchons-nous à fuir ? Comment sortir de ses préjugés, se distancier de ses affects, canaliser ses émotions, pour voir la situation et les autres tels qu’ils sont et non comme nous voudrions qu’ils soient ? Comment réfléchir, construire et vivre ensemble ?
C’est à toutes ces questions et bien d’autres, que notre travail tente de répondre.
Les participants d’autres cafés-philos qui viennent nous visiter, sont souvent déconcertés par notre manière de pratiquer. Dans certains espaces de discussion, l’animateur n’est qu’un distributeur de parole, voire, un professeur d’histoire de la pensée. Les participants interviennent les uns après les autres, sans trop se soucier de ce que les autres ont dit. Les discours se suivent et s’enchaînent comme des colliers de perles, sans rapport les uns avec les autres. Il n’y a pas de véritable écoute, de progression, ni d’enquête philosophique proprement dite. Il y a alors nettement une confusion entre le groupe de parole et le débat philosophique. Ce type de pratique donne raison aux universitaires qui critiquent, à juste raison, ce travail pseudo philosophique.
Il est donc nécessaire de développer notre spécificité philosophique, si nous voulons être crédibles, vis à vis de nous-même tout d’abord et de ceux qui réclament l’exigence et la rigueur de la réflexion.
La philosophie est une discipline, et dans toute discipline, il y a une méthode et une rigueur, même si le méthodisme et la rigidité sont à bannir. La forme méthodique importe peu, mais elle doit être travaillée inlassablement jusqu’à être incorporée et digérée, en créant ce que Thomas d’Aquin appelait un « habitus ».
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La mise en place de ces outils pédagogiques, dialectiques et dialogiques diffèrent selon les publics et les lieux. Le travail scolaire, par exemple, fait appel à une pédagogie rigoureuse inscrite dans un programme. L’atelier philosophique ou le séminaire permettent de travailler les exercices spécifiques du dialogue et du débat. Le café-philo, quant à lui, est un lieu qui demande de la souplesse dans la pratique de la philosophie.
Certains participants fréquentent ces séances pour des raisons sociales ou affectives. Il est évident qu’ils ne sont pas d’emblée concernés par l’aspect disciplinaire de la pratique philosophique. La recherche du lien social et la convivialité doivent donc être pris en compte. Pour ces raisons, il est donc difficile dans un Café-Philo de cheminer dans toute la rigueur demandée par l’enquête philosophique. IL s’agit alors de marier dans ce travail, l’exigence philosophique et la convivialité. Autant dire que c’est extrêmement difficile.
Il y a deux animateurs en alternance au café « Le Bastille » : Georges Tahar et moi-même.
Nous laisserons à Georges le soin de parler de sa méthode, dans le cadre d’un article qu’il voudra bien nous confier.
En ce qui me concerne, la méthode que j‘utilise s’articule en trois moments : problématisation , analyse et conceptualisation.