II Un renversement de perspective
1) la séparation du corps et de l’esprit
Avant de pénétrer plus avant dans la méthode, il est nécessaire de vous donner, de manière fort synthétique, les fondements théoriques sur lesquels elle repose. Ces fondements théoriques sont issus de ma propre réflexion et de plus de dix ans de pratique au sein des « Nouvelles Pratiques philosophiques ». Elle n’engage en rien les autres Philosophes-Praticien. Cette théorisation doit être critiquée. Cette critique doit être constructive et apporter les arguments capables de faire avancer ma démarche.
L’accent mis sur la praxis de la philosophie par les « Nouvelles Pratiques Philosophiques » renverse la manière purement spéculative et scolaire, d’appréhender cette discipline aujourd’hui.
Notre tradition occidentale a isolé le corps de l’esprit et l’homme de la nature, tout en devenant le jouet de cette séparation et de cette désorientation. Selon cette conception, il y aurait d’un côté les besoins de corps, régis par les instincts et de l’autre l’esprit développé par la culture et la civilisation.
Cette conception isole, non seulement les individus de leurs instincts et de la nature en général, mais elle réduit la réflexion à une démarche purement mécaniste et spéculative ou, comme c’est le cas dans la pensée anglo-saxonne, à une vision aveuglément empiriste du raisonnement.
A cause de cette conception, la pensée moderne n’a plus de vitalité. Elle est devenue une abstraction vide ou une démarche purement pragmatique. Elle semble dénuée des plus profondes intuitions et entre en rupture avec les plus nobles idéaux.
Nietzsche avait bien vu à quel point nous nous sommes retournés contre nos instincts. Pourtant, l’instinct de l’homme le plus précieux, celui qui lui a
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permis de contourner l’hostilité de son environnement et de survivre est bien sa réflexion et celle-ci lui est vitale.
Cette conception de l’esprit opposé au corps, cette culture faite pour « dresser » et utiliser la nature, sert sans doute les intérêts de ceux qui transforment le « vivant » en objet pour mieux l’exploiter. Mais la pensée moderne en paie le prix, car nous sommes, à présent, dans le déclin de notre civilisation.
Ce manque de profondeur et de puissance dans la pensée engendre de plus en plus un manque de réflexion générale, le système consumériste en est un exemple. Nous avons construit un système qui réduit nos désirs à des futilités et nous nous rendons esclaves de nos besoins préfabriqués. Nous ne pouvons plus nous arrêter pour réfléchir et les questions essentielles sont parasitées par nos préoccupations mondaines.
Nous assistons à la régression générale de la pensée moderne. La recherche scientifique a cédé le pas au nihilisme techno scientiste. Il n’y a plus de vertu politique, mais de la politique politicienne. Les échanges entre les hommes sont réduits à l’économisme et au « marché ». Au lieu de tirer la quintessence philosophique de ses symboles et de ses rites, la pensée religieuse régresse dans une religiosité et un dogmatisme des plus dangereux, surtout dans un monde global et multiculturel où tous les hommes sont appelés à vivre ensemble.
Nous manquons de « souffle » et d‘inspiration. Les poètes, les philosophes et les littérateurs sont de plus en plus marginalisés, mais les techniciens, les ingénieurs et les technocrates prospèrent.
Je n’aborderai pas ici, les dégâts que provoque cette abstraction intellectuelle sur notre manière de vivre avec notre environnement ou sur nos déchirures intérieures entre nature et culture.
De cette rupture entre l’esprit et le corps découle la séparation entre les dimensions manuelles et l’intellectuelles. Cette séparation a entraîné un élitisme culturel fondé sur des rapports économiques et sociaux. Les uns sont destinés à occuper les postes clés fondés sur le pouvoir intellectuel et les autres à exercer un travail manuel souvent déconsidéré. Certains, sans doute bien nés, croient se situer du côté de la pensée civilisée, tout en rejetant les autres dans l’obscurité des bêtes et de la nature.
Nous pouvons bien sûr penser que l’Humanisme et les « Lumières » ont tellement pénétré les esprits, que cette vision a disparu de notre monde moderne. Mais est-ce bien la vérité ? Il suffirait que l’école ne joue plus son rôle, pour retrouver l’esprit de caste que l’on croyait dépassé.
Dans tous les cas, cet élitisme a encore une influence directe sur la philosophie et notre manière de transmettre cette discipline. La philosophie est généralement réduite à une accumulation de « savoirs ». Dans les pays où la philosophie est tolérée, celle-ci est enseignée à l’université ou comme couronnement des études secondaires en France, car il est d’avis des spécialistes qu’il faut avoir un super niveau d’instruction, pour commencer à philosopher. Tant pis pour les philosophies paysanne, ouvrière ou celles des peuples premiers. Pour les spécialistes, ces gens-là ne font pas de la philosophie. Et pourtant, ils n’ont sans doute rien à envier dans leur quête de la « sagesse » à cette brave élite savante qui confond « savoir » et « savoir être », « sagesse » et érudition.
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En France, l’enseignement philosophique a d’ailleurs du mal a pénétrer dans les lycées professionnels car, et je l’ai entendu, les jeunes qui fréquentent ce type d’établissement scolaire sont considérés comme des « bourrins ». Il y a visiblement des gens que l’on enferme dans leurs besoins biologiques et sociaux, que l’on prive de connaissance et de culture, pour éviter qu’ils n’acquièrent les outils d’une révolte plus efficace.
Pendant ce temps là, la philosophie est devenue pour la plupart des gens de la « masturbation » intellectuelle sans intérêt et ceux qui la transmettent des autistes, perdu dans leur mental.
Il fut un temps pourtant, où le travail manuel était considéré. Avant le modernisme, la philosophie, la géométrie et la connaissance en général étaient associées au travail manuel. Il nous suffit de visiter les temples antiques et nos cathédrales pour s’en apercevoir. Le « Compagnonnage » a gardé les traces de cette unité. Quant aux peuples premiers, leur « sagesse » semble plus efficace que la nôtre, car ils ont beaucoup à nous apprendre sur le respect de la nature et de l’environnement.
2) La nécessité d’une réflexion vitaleLes « Nouvelles Pratiques Philosophiques » renversent la perspective, à travers la quelle nous considérons habituellement la philosophie. Il n’y a pas la nature d’un côté et la culture de l’autre. Les besoins du corps, ne sont pas séparés des aspirations spirituelles les plus hautes. Notre réflexion est vitale et si l’homme perd son instinct le plus précieux, il disparaît dans la bêtise et le chaos.
En conséquence, la réflexion n’est pas une abstraction, c’est une nécessité vitale qu’il nous faut tout d’abord assumer, pour pouvoir la dépasser.
C’est la « nature » qui pense et prend conscience d’elle-même à travers l’homme, et non l’homme qui pense la « nature ». Là aussi, Il n’ y a donc pas l’homme d’un côté et la « nature » de l’autre. Nous n’avons pas besoin de faire des kilomètres pour vivre dans la « nature ». Nous sommes nous-même une expression de la « nature ».
Dès lors, comme c’est le cas dans d’autres courants philosophiques, la philosophie occidentale se doit de revenir au corps, aux émotions, aux sentiments et à ses plus profondes intuitions, sans personnaliser ces dimensions pour autant.
C’est bien l’être entier qui réfléchit, et non un « moi » ou un esprit séparé du tout. Un œil séparé du corps, n’est plus un œil, mais un organe mort. L’homme séparé de la « nature » n’est plus un homme mais un monstre. C’est toute la « nature » qui fait pousser un brin d’herbe. C’est tout « l’univers » qui se pense à travers l’homme.
Si l’individu n’est pas séparé du « corps naturel » et universel, il ne l’est pas non plus du « corps social ». C’est à travers cette conception que l’homme s’arrache peu à peu de son isolement, de son égoïsme et qu’il devient responsable sur le plan politique, au noble sens de ce terme.
Les instincts intellectuels ou intuitions ne peuvent que redonner à la pensée moderne sa puissance perdue.
En conséquence, toutes les voies qui passent par des « savoirs faire », utilisant
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des capacités humaines autres que la seule intellectualité, deviennent des philosophies, dès l’instant qu’elles sont pensées et qu’il en découle du savoir être et un art de vivre. C’est déjà le cas de la culture hédoniste qui passe par le développement de la subtilité sensorielle, mais à titre d’exemple nous prendrons les Arts Martiaux. C’est une discipline corporelle et sportive, mais celle-ci s’est pourtant élevée au rang d’un art de vivre et d’une authentique quête de « sagesse ». Dans cet ordre d’idée, rien ne nous empêche de penser que la connaissance et l’amour de la terre par les paysans, ou bien la recherche de l’harmonie avec son environnement de l’homme naturel ne débouchent sur de véritables philosophies.
Il nous faut donc rompre avec cette attitude idiote qui tente de faire croire : d’une part, que la philosophie est occidentale et que les autres courants ne seraient que des écoles de « sagesse »,
d’autre part, de penser que la voie purement intellectuelle en est le seul chemin valable, même si l’intellect est à un certain niveau incontournable. Il n’est pas inutile de rappeler ici que « philosophie », dans sons sens étymologique, ne désigne rien d’autre que l’amour de la « sagesse ».
Prenons la philosophie dans son sens le plus large et le plus insaisissable.
L’acte de philosopher n’est pas un luxe intellectuel réservé aux privilégiés. C’est un acte fondamental et vital, une potentialité que nous possédons tous et qu’il nous faut développer. Développer son esprit, conserver sa tête alors que toute notre société semble la perdre, acquérir la « sérénité » vont sûrement devenir dans les prochaines années une nécessité dans la lutte pour la survie.
La nécessité vitale de réfléchir ensemble, en tendant vers « l’universalité » va très certainement se poser pour échapper à l’individualisme destructeur, à l’isolement communautaire et à la destruction de notre environnement.
La régression de la pensée moderne fait ressurgir des crispations conservatrices et des phénomènes religieux primaires et dogmatiques. N’oublions pas que la mondialisation imprègne nos sociétés multiculturelles. Si nous ne voulons pas sombrer, comme c’est la cas dans d’autres régions du monde, dans la guerre civile, il est donc impératif de redonner de la puissance à une quête de « sagesse » authentiquement moderne, laïque et impartiale, capable de s’accorder avec les autres voies spirituelles de l’humanité. C’est à cette condition que « l’Humanisme » qui est à la source de la pensée moderne, sans être exclusivement occidental, retrouvera sa vocation d’arbitrage entre les peuples.
Nous ne nous étalerons pas sur les conséquences de ce renversement opéré par les « Nouvelles pratiques Philosophiques » sur notre manière de penser, car celles-ci sont vastes et méritent un ouvrage à elles seules.
Abordons, à présent, l’aspect méthodique.