2) Apprendre à dialoguer L’homme se forge avec l’homme. C’est par le dialogue que nous sortons de notre état primaire, pour accéder à notre humanité et c’est ainsi que nous forgerons « l’Humanité ».
C’est par le « deux » , que nous sortons du « Un » indéterminé, pour aboutir au « trois », symbole de l’Enfant de la Synthèse et de l’Unicité.
Le dialogue est donc un accomplissement difficile à réaliser, si ce n’est pas le plus difficile. Certains préfèrent d’ailleurs la solitude ou les voies ascétiques, pour fuir cette confrontation. Pourtant, se confronter aux autres et à soi-même ne signifie pas entrer en conflit. La peur de l’autre, la vanité qui consiste à ne jamais vouloir perdre la face, la mise en avant du petit « moi » totalitaire ou l’angoisse devant la perte des repères sont autant d’obstacles au dialogue.
D’autres s’en tirent par des phrases faussement démocratiques toutes faites, du style : « Nous sommes en démocratie, chacun pense ce qu’il veut ! ».
La réalité, c’est que nous sommes incapables d’accepter l’altérité, comme nous sommes incapables d’accueillir l’inconnu, l’étrange et l’étranger. Il nous est difficile d’accueillir la parole qui nous décentre par rapport à nous-même, particulièrement celle qui est contraire à la nôtre, même si c’est bien souvent celle-là qui est susceptible de nous faire avancer.
Parfois il nous arrive d’accepter la contradiction, mais non sans une certaine rancœur.
Dans d’autres cas, nous pouvons devenir agressifs en imposant notre point de vue. Il n’est pas rare dans la vie de tous les jours, de voir les gens en venir aux insultes ou aux mains, plutôt que de résoudre leurs problèmes par le dialogue.
D’autres, plus malins, se comportent comme des démagogues. En apparence, ils vous écoutent, vous rassurent et vous font croire qu’ils vous ont entendu, alors qu’en réalité il n’en est rien. L’ambition maladive les a tellement vidés de leur humanité, que vos propos et vos arguments tombent dans le puit sans fond de leur indifférence. L’illusion démocratique est fondée sur cette habilité sophistique du caméléon humain.
En fait, le dialogue est tellement peu pratiqué dans notre société, que nous en sommes rendus à éviter toutes discussions religieuses, politiques ou sociales par peur du conflit. Reste la pluie et le beau temps, mais une société qui ne dialogue plus a tôt fait de retourner au totalitarisme et à la barbarie.
Nous passerons sur les guerres idéologiques et religieuses provoquées par ce manque chronique de dialogue.
Il n’est pas étonnant, que l’exercice du dialogue fut l’un des outils
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indispensables de la pratique philosophique antique. A l’origine, le cours didactique était secondaire et les exercices dialectiques indispensables dans l’acquisition de la sociabilité et dans la quête de la « sérénité ».
Dans les « Cafés-Philos », il n’est pas rare de considérer que ce sont nos belles pensées qui importent, c’est pourquoi ces lieux se transforment bien souvent en débat d’opinions et en cafés du commerce, à la grande délectation de nos détracteurs. Le décalage entre nos belles pensées humanistes, démocratiques et notre comportement devient alors un abîme.
Il est indispensable de comprendre, que la philosophie est d’abord une « discipline », plutôt qu’un discours. Il s’agit de se sculpter soi-même en tant qu’être humain et citoyen responsable. Le dialogue est un exercice qui permet à la fois d’acquérir la maîtrise du raisonnement, des émotions suscitées par les affects et de développer l’écoute et la « beauté » du comportement. Ce que nous disons n‘est pas sans importance, mais c’est dans notre comportement, que se fait l‘essentiel du travail philosophique. Le débat est une « pratique » philosophique et non une tribune. Le but du dialogue n’est pas d’avoir toujours raison, mais de dépasser les deux points de vue opposés. Ne dit-on pas que de la discussion que jaillit la Lumière. Il s’agit de se départir de notre petit logos personnel, pour renaître à un « logos » plus universel.
3) La communauté de recherche Les « Nouvelles Pratiques Philosophiques » offrent des méthodes de recherches communes. Ces méthodes peuvent être utilisées dans tous les domaines, qu’ils soient philosophiques, politiques, économiques, psychologiques, scientifiques, artistiques… Elles peuvent, par exemple, être appliquées pour apprendre à conduire des réunions professionnelles.
Mathieu Lipman utilise le concept de « communauté de recherche », pour caractériser le groupe qui utilise ces méthodes d’investigation.
Dès notre plus jeune âge, y compris dans le milieu scolaire, nous sommes « dressés » à la compétition. Nous en oublions notre nature sociable et nous ne savons plus réfléchir et travailler en commun. Les sciences sont divisées et les laboratoires, de plus en plus assujettis au monde financier, sont souvent en compétition. Dans nos sociétés hyper individualistes, il nous est de plus en plus difficile de nous fédérer autour de projets communs et les personnalités l’emportent sur la vie du groupe.
L’incapacité des hommes à mettre leur « intelligence » en commun entraîne le délitement de leur société et la destruction de leur civilisation.
Pourtant, des premières transmissions des savoirs-faire, des mythes et de l’histoire des ancêtres autour du foyer central primitif, en passant par des périodes de tolérance et d’ouverture d’esprit comme celle de l’Islam andalou, jusqu’au formidable élan universel des Lumières, la capacité des hommes à s’entendre a généré de grands moments de civilisation.
Tout est interdépendant dans l’univers. L’espèce humaine peut être analogiquement comparée à un arbre. Au niveau du tronc, elle est « une » et elle se différencie au niveau des branches. Chaque feuille est une individualité qui doit se développer librement et de manière interdépendante. Il ne faut jamais oublier, que c’est la même sève qui nous donne la Vie. Personne ne
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peut être intelligent tout seul et l’isolement psychologique ne peut que provoquer la bêtise et l’autodestruction. Les penseurs grecs l’avaient bien compris eux qui désignaient le Logos comme Sagesse, Parole, discours …mais également comme Intelligence universelle et commune : le Noûs.
Dans la pratique du débat philosophique, nous devons tenter d’instaurer la notion de « communauté de recherche », afin de réapprendre à réfléchir et à vivre en commun. Nous devons nous mettre au service de l’enquête philosophique, tout mettre en œuvre, pour aider les autres à accoucher d’eux-mêmes et favoriser l’émergence de « l’intelligence » collective.
4) Du « ce que, moi, je pense » à « comment je pense »
Le fait de se concentrer sur la manière dont nous pensons et non sur ce que nous pensons seulement, limite les grands discours pontifiants. Nous sommes effectivement dans une « pratique » philosophique et non pas dans un rapport purement spéculatif ou historique à la philosophie.
Pensons-nous logiquement ? Quelle est la raison qui se cache derrière nos écarts de « logique » ? Pourquoi avons-nous du mal à accepter les déductions qui s’imposent, par rapport aux prémices contenues dans les thèses que nous défendons bec et ongles ? Pourquoi sommes-nous enfermés dans le particularisme, le relativisme ou la généralité ?
L’effort ne doit pas être porté sur l’accumulation des grandes idées philosophiques, ni sur les points de vue exagérément démultipliés, mais sur notre manière de penser qui doit nous entraîner dans une connaissance de soi proche de la philosophie, telle qu’elle était pratiquée originellement.
La vision purement spéculative et scolastique de la philosophie occidentale a écarté certaines dimensions de la pratique philosophique, aujourd’hui travaillées comme des sciences à part. C’est le cas de la Rhétorique et de la Logique, par exemple.
La justesse, la force et la beauté du raisonnement redeviennent une des bases importantes de la discipline philosophique.
Se pencher sur la manière dont nous construisons notre discours, pour s’adapter à l’entendement des uns et des autres et s’assurer de leur compréhension, devient indispensable dans notre pratique. Ce qui se conçoit clairement, s’exprime aisément et la simplicité est une qualité essentielle du philosophe. La rhétorique et la « logique » redeviennent indispensables dans les « Nouvelles Pratiques Philosophiques ».
5) retrouver une logique naturelleObserver la manière dont nous pensons, nous remet en prise avec la « logique » et « l‘intelligence naturelle ». Notre société consumériste a tendance à nous isoler dans notre petite logique personnelle, que l’on croit bien sûr originale. Comment pourrions-nous y échapper, puisque tout autour de nous nous fait croire que nous le valons bien (l’Oréal), et que ce monde merveilleux de la consommation n’a été bâti que pour nous ?
En encourageant l’aspect purement égocentrique et égoïste des individus, le système nous isole les uns des autres. Chacun se replie dans ses phantasmes
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préfabriqués et oublie qu’il nous faut garder les pieds sur terre. La réalité a ses lois qu’il nous faut, certes dépasser, mais en aucune manière ignorer.
Les règles de la « logique » correspondent aux lois naturelles. Lorsque nous parlons de logique, il ne s’agit pas nécessairement de la méthode de réflexion mise au point par Aristote, ni celle de « Port Royal » influencée par le classicisme cartésien et pascalien. Il ne s’agit pas ici, non plus, du vieux rêve de Leibniz de fonder une mathématique universelle du langage, repris par les fondateurs de la logique moderne, comme Bernard Bolzano ou encore Gottolb Frege, et fortement influencé par les mathématiques. Même si nous nous inspirons de sa philosophie, il ne s’agit pas non plus de la refonte de la logique opérée par John Dewey. Loin de nous l’idée de décrier toutes ces recherches, mais les « Nouvelles Pratiques Philosophiques » étant un mouvement philosophique populaire, et non populiste, notre logique doit répondre à notre quotidien.
La « logique » dans notre contexte philosophique est le reflet de « l’intelligence » naturelle. Elle est prise dans un sens large et existentiel, celle de la vie quotidienne. Cette « logique » est en prise avec tous les aspects de notre existence, que cela soit dans notre manière cognitive de percevoir le monde, d’entrer en relation avec les autres ou encore, de raisonner et d’argumenter. La « logique » n’est toutefois pas réductible à la quotidienneté. Elle est aussi insondable que le « logos » et le « réel » lui-même, à condition de ne pas réduire l’idée du « logos » aux processus du raisonnement humain.
L’idée d’un « logos » transcendant a sans doute de quoi surprendre. Cette conception vient de moi et n’engage en rien les « Nouvelles Pratiques Philosophiques ». On pourrait me rétorquer, que je ne suis qu’un religieux et non un philosophe. Mais si nous sommes honnêtes, nous pouvons vérifier dans les faits la puissance de cette « intelligence » de vie à l’œuvre dans tous les stades de la « nature », jusque dans les moindres cellules de notre corps. Il est bien sûr, hors de question d’envisager cette « intelligence » de manière anthropocentrique ou anthropomorphique et il est donc inutile de projeter sur elle nos intentions. L’intelligence humaine n’en est qu’un pâle reflet. On peut, bien sûr, préférer une vision mécaniste de la vie aujourd’hui dépassée, mais, seul l’idiot pense que l’homme est la seule créature intelligente.
Cette « intelligence » de la « nature » n’est d’ailleurs transcendante, que par rapport aux limitations de notre « moi » humain et elle est tout aussi bien immanente. N’est-ce pas notre orgueil qui nous empêche d’en percevoir la manifestation ? Rien ne nous empêche de toute façon, d’envisager cette hypothèse comme idée directrice dans nos enquêtes.
Si on peut ne pas être sensible à cette » intelligence », la « logique » n’est pas une pure abstraction pour autant qui nous pousserait à croire, que le philosophe se masturbe l’esprit. Bien au contraire, la « logique » doit traduire les faits, à commencer par la première loi implacable et inhérente à toute naissance : la mort du corps.
Prendre conscience de sa propre mort n’est pas morbide, bien au contraire. Cette prise de conscience permet de profiter de chaque instant comme si c’était le dernier et la vie devient plus intense. Nous prenons conscience que nous ne sommes pas plus important que quoi que ce soit et nous commençons à respecter la vie, à corriger nos réflexes égocentriques, tout en trouvant notre juste place au sein de cet univers insondable et mystérieux.
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La prise en compte de notre finitude nous ramène à la réalité, car la logique nous recommande d’avoir les pieds sur terre.
La réflexion sur la mort est la première porte qui donne accès au « réel » et à la « sagesse ». Elle nous met en prise avec le caractère implacable de la logique qui n’a pas à répondre à nos vues personnelles. « Philosopher c’est apprendre à mourir », nous dit le « Philosophe ». Il nous faut donc prendre conscience de notre finitude, pour apprendre à vivre.
Dans un débat philosophique, nos pensées doivent être cohérentes et se confronter à la « logique ». C’est l’essence même du travail de déduction et nos principes doivent se confronter à cette « Pierre du scandale » qu’est la « logique ». Autrefois la monnaie, au son qu’elle produisait en rebondissant sur la « Pierre du scandale », révélait la véracité ou la fausseté de sa valeur. Nos opinions doivent également trébucher ou s’accomplir dans leur confrontation à la réalité.
La logique intervient, bien sûr, dans la cohérence du raisonnement. Elle nous permet d’enchaîner correctement nos propositions, de clarifier notre pensée, ce qui rend notre argumentation claire et précise. Cependant, il ne peut y avoir de clarté dans notre réflexion, si nous ne sommes pas logique avec nous-même.
L’analyse philosophique, au cours d’un débat, doit s’opérer à travers un travail de déduction et d’induction permanent. Et si métaphysique il y a, elle n’ignore en aucun cas les règles de « logique » inhérentes à la réalité.