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 Que faisons-nous de nos angoisses immédiates ? Partie II

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fellion




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Date d'inscription : 05/04/2020

Que faisons-nous de nos angoisses immédiates ?  Partie II Empty
MessageSujet: Que faisons-nous de nos angoisses immédiates ? Partie II   Que faisons-nous de nos angoisses immédiates ?  Partie II Empty10/7/2020, 22:16

« J’ai trop méprisé la peur […]. La peur est tout de même la fille de Dieu, rachetée la nuit du Vendredi saint ».
Georges Bernanos, La joie
S’interroger sur l’angoisse est complexe, parler d’angoisse pose notamment deux problèmes.
Le premier concerne son être.
L’angoisse a-t-elle ou non un objet ? A-t-elle un sens ? Après avoir été longtemps ignorée, aujourd’hui tous les types de discipline; médecine, psychologie, philosophie, théologie en parlent. Alors que la pratique médicale courante cherche à la neutraliser, la psychanalyse en fait un symptôme doué de sens et la philosophie de Kiekegaard ou Heidegger y lit même l’indice d’une vie authentique.
Le second concerne sa valeur : l’angoisse est-elle un bien ou un mal ? D’un côté, le projet de la belle sagesse stoïcienne est l’abolition de toute peur αφόβος l’aphobia : « Ce ne sont pas la mort ni la peur qui sont à craindre, mais le fait de craindre la crainte ou la mort » écrit Epictète, dans ses Entretiens. De l’autre, se fondant sur Aristote, saint Thomas d’Aquin va jusqu’à dire dans « La somme théologique », impaviditas que l’absence de crainte est un péché, car elle ne procède pas d’une juste évaluation de ce qui est mauvais. L’Écriture redouble la difficulté. Elle nous enjoint de ne pas craindre Μὴ οὖν φοβηθῆτε « Ne craignez pas » : Mt 10,31 au point d’en faire un commandement.
Vitale est l’angoisse, car il y va de notre vie. Dans au moins deux sens. D’abord, quant à l’objet de l’angoisse qui peut être une menace pour la vie : physique, psychique, éthique — angoisse du choix — ou spirituelle — la faute. Quant à son sens, il se pourrait bien que l’angoisse recèle un enjeu caché que recouvrent trop vite la fuite dans le divertissement ou les pratiques médicales les anesthésiant. Freud écrivait dans une lettre à Laforgue, le 18 novembre 1929 : « Là où il s’agit d’angoisse, on est toujours à proximité du plus profond ».

Nombreux sont les substantifs appartenant au même champ lexical que l’angoisse : peur, crainte, inquiétude, anxiété, phobie, frayeur, terreur, stupeur, épouvante, etc. Des nuances existent entre ces termes. Il semble bien qu’un terme les recouvre tous, le premier de la série : la peur. Plus générale qu’angoisse, définissons-la avant de les distinguer.
La peur relève de la sensibilité. En effet, elle s’accompagne de manifestations somatiques, identifiables par celui qui les vit et parfois par l’entourage. Elle est un phénomène d’ordre affectif, elle s’éprouve, se ressent. Le sentiment s’oppose à la connaissance sensible. La crainte n’est pas un acte ou un état des fonctions cognitives.
Multiples sont les espèces de peur. Le stoïcien Andronicos distinguait pas moins de douze formes de crainte, Saint Jean Damascène discerne six espèces de peur.
Arrêtons-nous à la distinction la plus habituelle aujourd’hui : celle de l’angoisse et de la peur. Il semble qu’elle remonte au philosophe Hegel. Dans la Phénoménologie de l’Esprit, il oppose Angst, l’angoisse pour quelque chose de déterminé à furcht, la peur, pour un objet absolu, à savoir la mort. Par la suite, Kierkegaard et Heidegger inverseront le sens des mots, donnant la primauté d’intensité dans l’ordre des affects phobiques, à l’angoisse. Peu importe les termes, la distinction demeure.
Il demeure que l’usage courant tend à réduire à néant leur différence. Un usage pléthorique d’expressions comme « j’angoisse », « films d’angoisse », etc. a limé la charge émotive de cet affect et l’a aligné sur la peur.
L’angoisse se différencie de la simple peur par la quantité, celle-là étant plus intense que celle-ci. Sans doute. Mais cette diversité de degré, ne fait-elle pas signe vers une différence qualitative, de nature ? De plus, cette différence n’explique pas la raison d’être de l’angoisse.
On distingue aussi ces deux affects par leur objet : déterminé pour la peur, la peur du noir ; indéterminé pour l’angoisse, une sourde angoisse m’étreint. Cette distinction peut être discutée. Tout acte humain, tout affect, est spécifié par un objet. Quand bien même il naît des profondeurs du sujet, sans cause extérieure, il n’est pas dénué de cause intérieure. Tout sentiment suit une connaissance ; Freud disait que tout affect est lié à une représentation.

Fréquemment, la personne multiplie les stratégies pour se cacher à elle-même l’objet de son angoisse ; et, si elle arrive à le cerner, elle se trouve face à une multitude d’objets qu’il lui est difficile, voire impossible, d’unifier. Ricœur distingue par exemple cinq causes — la mort, l’aliénation psychique, le choix, la culpabilité et la colère de Dieu — dont l’hétérogénéité défie tout rassemblement sous un dénominateur commun. Enfin, il n’est pas rare qu’angoisse et peur aient le même objet : un choix professionnel qui fait naître une légère crainte chez l’un peut susciter une intense angoisse chez l’autre.

Première hypothèse : l’angoisse se distingue de la peur non quant à l’objet — un mal futur difficilement évitable — mais quant au sujet. Heidegger unifie angoisse et peur lorsqu’il fait de celle-ci une angoisse dérivée, comme déchue dans le monde des étants, le monde ontique.
En quoi consiste cette différence au sein du sujet ?
Seconde hypothèse : dans l’angoisse, notre unité intérieure n’est pas seulement menacée, mais actuellement débordée ; en revanche, dans la peur, cette identité n’est que potentiellement mise en péril. Dit autrement, la peur est un sentiment intégré, alors que l’angoisse dépasse les capacités d’assimilation du psychisme, ce que l’on pourrait appeler sa contenance. Dans l’angoisse, ce qui est flou, ce sont les contours non pas de l’objet, mais du sujet. Marc-Aurèle qui a fait de l’abolition de toute crainte et angoisse un des objectifs premiers de la sagesse, dit que la raison doit devenir « comme un robuste estomac qui s’assimile tous les aliments ». Pensées, X, 31.
Dans la Cité de Dieu, L. XIX, ch. 13 on lit, la paix est « la tranquillité de l’ordre » ; or, l’ordre est une diversité unifiée ; donc l’unification de notre intériorité s’expérimente par la paix. Mais l’angoisse chasse toute paix ; elle en est le contraire. L’angoisse, comme l’écrit Paul Ricœur, dans « Vraie et fausse angoisse » « signifie une menace pour ma totalité ». L’homme ressent de l’angoisse lorsque son identité se trouve débordée. Comme notre unité est assurée par les capacités d’intégration que sont l’intelligence et la volonté, l’angoisse naît lorsque l’esprit touche ses limites ; en regard, la peur reste contenue, enserrée dans ces bornes.
L’expérience de l’angoisse est proche d’autres expériences chères aux philosophes contemporains — mais aussi aux hommes de lettres, aux artistes —, comme la nuit, l’abîme, l’effondrement du sens, la nausée. Or, ces expériences veulent nommer l’épreuve d’être dépossédé de tout sens, la souffrance de perdre toute maîtrise, la mise en échec du langage.
Les philosophes tenteront de penser cette transgression et lui donneront des noms divers : le rien chez Heidegger, la différance chez Derrida, le dehors chez Foucault, l’événement chez Deleuze, la nuit chez Blanchot, c’est ce dernier qui est peut-être le plus fasciné par cette suspension du sens dans l’excès de la souffrance.

A nouveau, l’angoisse apparaît donc comme révélatrice de l’effondrement des limites du sujet.
Enfin, cette différence psychique se joint à une différence dans les manifestations organiques qui la prolonge et la confirme tout à la fois. L’angoisse entraîne « une sensation interne d’oppression et une gêne respiratoire ». Etymologiquement, angoisse vient du latin angustus, étroit d’où l’angine qui est un rétrécissement de la gorge ou des coronaires, dans le cadre de l’angine des poitrines : angor cordis et animæ, oppression du cœur et de l’âme, disaient les Anciens. L’angoisse est donc l’affect révélateur d’un effritement de l’unité vivante.

L’objet de l’angoisse est inapparent. Et c’est là qu’elle joue son rôle révélateur. On comprend donc que la phénoménologie, si attentive à la manière dont les choses apparaissent, ait autant souligné l’importance de l’angoisse. Aristote en Rhétorique, L. II, ch. 5 remarque que l’angoisse est un signal de la proximité ou de l’éloignement des réalités, ici menaçantes : « Ce qui est très éloigné n’inspire pas la crainte ; tous savent qu’ils mourront, mais comme ce n’est pas imminent, on ne s’en inquiète pas » ; or, une chose n’apparaît qu’en tant qu’elle franchit une distance, qu’elle s’approche. L’angoisse joue donc un rôle épiphanique.
L’angoisse naît de causes extérieures, d’un événement futur immaîtrisable engageant la personne au point de menacer sa paix intime : la menace d’une guerre ; la disparition, la maladie, etc. En fait, ces causes externes ne suscitent d’angoisse qu’à raison de leur retentissement au sein de la personne : à un même événement, les réactions sont extrêmement diverses, voire inexistantes.
Parmi les causes intérieures de l’angoisse, on rencontre d’abord les raisons d’ordre psychologique. L’esprit humain n’échappe pas à l’angoisse : suis-je libre ? Quel est le but de la vie humaine ? La vérité est-elle illusion ? Comment vivre sachant que nous sommes voués à la mort ? Autant de questions posées par l’intelligence et la liberté dont l’absence de réponse suscite l’angoisse. Viktor Frankl disait que certaines angoisses psychiques naissent de l’absence de sens : il opposait ainsi les névroses noogènes — νοῦς, esprit — aux névroses psychogènes dont s’est exclusivement occupé la psychanalyse.

Les philosophes contemporains se sont surtout penchés sur l’angoisse née de l’exercice de la liberté. Pour le penseur danois Sören Kierkegaard, dans "le concept d’angoisse" ; l’esprit fini est saisi de terreur devant son propre infini. Chez Martin Heidegger au § 40 de « Etre et temps », nous dit que l’angoisse ne révèle plus cette part d’infinité présente en nous, mais au contraire l’horizon de finitude dans lequel est borné l’agir humain. Pour le philosophe allemand, l’angoisse est l’affect le plus fondamental, il nous révèle au plus près notre état originaire. L’angoisse apparaît lorsque le sujet découvre le non-sens du monde, son néant, son rien. Cette insignifiance caractérise l’être au monde, la prise de conscience que nous sommes jetés et livrés dans un monde qui n’est pas un chez-soi, mais qui nous est étranger, indifférent. L’angoisse est l’expérience de notre être au monde. Un monde insignifiant ne me dit rien. Il me renvoie donc à moi-même, c’est-à-dire à ma liberté. L’angoisse me permet d’éprouver la solitude et la singularité de ma liberté, la possibilité d’être soi. Voilà pourquoi « l’angoisse singularise, isole, esseule. L’affect d’angoisse est donc, pour Heidegger, « l’affect le plus révélateur».
Le monde nous présente le spectacle de la souffrance de l’innocent. Certes, le dieu n’en est pas la cause ; du moins ne l’empêche-t-il pas de se produire. Deux hypothèses : le dieu est méchant, le dieu est impuissant. Ces hypothèses suscitent soit la révolte indignée, « C’est de la révolte », répond Aliocha à Ivan Karamazov lui dressant un tableau révoltant d’enfants torturés par les tsars, soit, l’angoisse, ainsi qu’en témoigne le livre de Job.
Mais il y a plus angoissant sinon plus scandaleux : l’attitude du dieu après la faute, après le mal dont je ne suis plus la victime, mais le responsable. Soit le châtiment et, si la faute est grave, le péché mortel, ce châtiment n’est rien moins que la damnation. Or, le dieu est infiniment juste et la miséricorde n’a jamais été opposée à la justice divine. La prise de conscience de sa culpabilité face au dieu peut être source d’angoisse : Luther en est un témoin.

Jésus demande à ses disciples de ne pas éprouver d’angoisse vis-à-vis des persécuteurs, de la mort : « Ne craignez rien de ceux qui tuent le corps ». (Mt 10,28) L’Apocalypse condamne à « la seconde mort », c’est-à-dire l’enfer, les « lâches » (Ap 21,Cool.
Nous ne devons pas nous angoisser de nos fragilités psychiques. « N’entretenez aucun souci », demande l’Apôtre.
Si l’angoisse est un mal, elle mérite d’être comprise et évaluée puis combattue. On insiste souvent sur la vertu théologale d’espérance, autrement dit de confiance, dont l’abandon est un des actes : l’espérance s’oppose frontalement à la crainte, à l'angoisse.

Il y a une mise en péril de notre unité intérieure qui est heureuse, voire salutaire. Notre unité peut être menacée par la survenue d’une nouveauté. Aristote notait que « la crainte dispose à prendre conseil ». De même, Hans Jonas dans « Le principe responsabilité » attribue à la peur un « pouvoir heuristique », autrement dit à la prudence et à la vigilance. Luther invitait à craindre de ne pas craindre : la sécurité est un assoupissement dans la suffisance. En perdant la peur, on perd le sens du péril. Encore faut-il que la crainte soit modérée, ajoute Thomas. Heureuse angoisse qui signale l’irruption de l’altérité enrichissante. Aristote disait, deux amis forment une seule âme dans deux corps ; l’œuvre de l’amour est la communion.

« Qu’un ami véritable est une douce chose ! […]/Un songe, un rien, tout lui fait peur/Quand il s’agit de ce qu’il aime ».
Jean de La Fontaine, Les deux amis
Enfin, notre temps — et, selon le mot célèbre de Hegel, « la philosophie, c’est son temps, ressaisi dans l’élément de la pensée » — vit d’une angoisse particulière : pour ne reprendre que l’exemple de Heidegger, elle manifeste la liberté esseulée jetée dans un monde dénué de signifiance. Cette angoisse appelle à nouveau un discernement : est-elle ou non humanisante ?
L’homme est loin d’avoir toujours vécu sa liberté comme source d’angoisse et le philosophe l’angoisse comme un révélateur. Le cosmos suscitait chez les Grecs l’admiration ; celle-ci est une forme de peur face à l’étrangeté de l’inconnu. Ce sentiment ne se muera jamais en angoisse, car le désir de connaître l’emportera toujours.
L’angoisse de l’homme moderne devient le vécu fondamental de l’esprit, prenant la place de l’étonnement-admiration des Anciens.
Il n’y a nulle obligation d’adhérer à la vision pessimiste d’un monde signifiant où nous sommes jetés que propose Heidegger.
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