Telle fut la question de cette conversation philosophique, Platon aurait écrit
συμπόσιον, du mercredi.
Avant de savoir que faire, il s’agit de savoir à quoi avons-nous à faire. Une angoisse immédiate, ce qui laisse à penser que l’angoisse est définie et quelle peut agir sans intermédiaire, ou encore nous dit l’étymologie sans passé par le milieu, aller directement au but, qui suit ou précède sans intervalle, immédiate.
Alors que Karl Marx rédigeait les manuscrits de Paris, en 1844, apparaît également « Le concept de l’angoisse » suivra en 1849 « le traité du désespoir. »
De quelque façon que le sentiment nous en vienne, à force de voir et d’entendre, par expérience ou au hasard, et parce que c’est une tonalité de fond qui fait prise sur nous et nous assujettit, c’est un fait, l’angoisse est au cœur de notre temps. La crise économique, le malaise social et les guerres, les menaces en tous genres, tout cela fait baigner notre monde dans un halo de trouble et d’angoisse.
Mais, plus évidemment encore et plus largement, nous ne pouvons manquer de l’entrevoir : l’angoisse est en nous un abîme toujours ouvert ; elle est liée à notre condition. Elle est née avec l’espèce humaine, avec la conscience, qui nous caractérise, qui est notre terrible et magnifique privilège. Car l’angoisse en nous se confond avec la conscience de notre finitude ; et elle ne peut manquer alors de grandir et de nous envahir, à mesure qu’autour de nous se lézardent les bases de nos acquis, la valeur des repères, plus encore à mesure qu’approche notre fin.
L’angoisse donc. Sous ce terme de l’ancienne médecine, qui désignait très spécifiquement une constriction, un resserrement strictement somatique des conduits intérieurs, on a aujourd’hui médicalisé, psychiatrisé des états d’inquiétude existentielle et de souffrance morale ou psychique qui s’énonçaient naguère encore sous d’autres formes et relevaient, pour leur soulagement, de recours religieux, moraux, philosophiques… tout autres que l’instance médicale.
A ce titre, l’angoisse se trouve investie d’une valeur de pathologie, qui lui est attachée désormais de façon consubstantielle. Une pathologie qui est d’ordre moral, mental, existentiel. Ainsi comprise, elle a permis et elle permet toujours plus de dire : « L’angoisse, ça se soigne ! »
Revenons au temps ou l’angoisse demandait le recours philosophique.
Dans une note du § 40 d’"Etre et Temps" Heidegger renvoie au traité de Kierkegaard (voir notent bas de page) en déclarant que nul n’est allé aussi loin que le philosophe copenhagois dans l’analyse de ce phénomène. Déjà, Schelling fait du mot
Angst (angoisse en allemand) « les douleurs de la divinité en mal de création ». Reprenant là les écrits de Jakob Bœhme entendant
Angst comme une étroitesse,
Enge en allemand, venant du grec
άγχω (serrer étreindre, étouffer) du latin
angustia ce qui oppresse, prend à la gorge ce qui en français donnera angoisse, angine, comme un mouvement centrifuge propre à l’être se sentant à l’étroit. « L’angoisse de la vie elle-même pousse l’homme hors du centre en lequel il a été créé pour y vivre. » Ecrit Schelling dans "Œuvres métaphysiques."
Revenons en arrière, qu’était l’angoisse avant qu’elle ne devienne un concept ?
Le terme d’angoisse n’a pas toujours eu le sens que nous lui affectons aujourd’hui. Son succès est récent, et l’on assiste d’ailleurs à une inflation notable de son usage.
L’état de trouble que nous transcrivons de nos jours par ce mot existait de toute antiquité. Et l’on peut, dans le cours de l’Histoire, repérer des épisodes ou des comportements susceptibles d’être analysés comme des manifestations d’anxiété. Mais, sur le moment, dans le contexte qui était le leur, ces attitudes, on parlait de crainte, de détresse, de désarroi — mot dont a oublié l’usage, desarroyer (mettre en désordre) —, on parlait de désespoir, de terreur, même de mélancolie. L’Évangile nous rapporte les paroles de Jésus au jardin de Gethsémané,
Ἰησοῦς, Περίλυπ ός ἐστιν ἡ ψυχή μου ἕως θανάτου « mon âme est triste jusqu’à la mort » Matthieu 26:38. Toutes ces expressions dessinaient un espace du tragique, ou du malheur ; un horizon métaphysique.
Le terme d’angoisse était clairement marqué par ce contenu de pathologie, parce qu’il appartenait spécifiquement à l’espace médical. Sa qualité, son inscription étaient proprement corporelles. L’« angoisse » ce qui organiquement vous prend et vous serre à l’épigastre. Et qui renvoyait à une anatomie et à ce que nous nommerions à présent une physiopathologie. C’était bien clair, et spécifié dans le discours commun comme dans le discours médical. Voilà l’essentiel. L’angoisse c’était ce qui resserre un conduit ou un organe et y détermine une oppression. Resserrements affectant les cavités intérieures elles-mêmes. Cela se montre comme une réponse de protection somatique, dans le malaise physique.
Les traités et les dictionnaires de la médecine ancienne ne livraient jamais, sous les termes anxiété ou angoisse, que ce que les médecins en voyaient dans l’espace des maladies qu’ils traitaient et dont ils discouraient. Ce signe faisait partie de ceux qui, comme une transpiration anormale ou le sentiment d’une sueur glaciale, laissaient pronostiquer, selon leur degré d’acuité, que l’affection qui se manifestait serait extrêmement dangereuse, d’un pronostic fâcheux. L’angoisse, c’est donc cette constriction.
L’angoisse et ses effets visibles sur l’attitude générale – sur son humeur, sur ses « humeurs », aurait-on dit plutôt dans ce vieux langage.
Les médecins mentionnaient attentivement combien ces désordres somatiques du resserrement et leurs symptômes annexes modifiaient l’état moral des malades. Et notons-le : l’angoisse pouvait bien avoir envahi tout l’espace de conscience du malade ; cependant, pour le médecin, l’ancrage organique de cette angoisse, la modification physique qu’étaient l’oppression et la constriction, restait l’essentiel. En d’autres termes, jamais un médecin n’aurait considéré que le trouble moral, l’inquiétude du malade étaient une maladie, et surtout pas une maladie mentale, à soigner. Ils n’y voyaient jamais que l’effet normal, et certes inquiétant, d’une atteinte somatique, physique.
C’est ici dans une médecine, issue d’Hippocrate et de Galien, qui considérait que le corps et l’esprit ne font qu’un. Même si dans la pratique, pour réfléchir, décrire ou intervenir, on les y distinguait, cette distinction était verbale, elle était méthodologique, mais la conception profonde de l’être humain demeurait celle d’un corps et d’un esprit intimement liés. Il était reconnu que les accidents qui affectent l’esprit se marquent aussitôt dans le somatique ; et qu’inversement, les accidents purement somatiques comme une blessure grave, un traumatisme quelconque, une très forte fièvre, un athérome vont retentir vivement sur le mental, le moral, sur l’esprit.
Ainsi les termes d’angoisse et d’anxiété faisaient partie de cet espace médical où il était admis que le corps et l’esprit retentissent ensemble à ce qui les affecte chacun. Mais il reste que ces termes servaient spécifiquement à désigner les effets somatiques et cliniques des resserrements décrits, et ce n’est que dans un second temps, de façon extensive, que ces mêmes mots pouvaient désigner le sentiment ou l’état, car les textes disent plutôt sentiment pour l’anxiété, et état pour l’angoisse —, qui vont de pair avec le fait que quelque chose s’est rétracté.
Rapprochons-nous maintenant d’un monde familier.
Dans son Dictionnaire de médecine rédigé en 1855, le médecin Émile Littré nous donne encore, conformément à l’héritage de l’ancienne médecine, la hiérarchie des trois degrés d’un même état que sont l’inquiétude, l’anxiété et l’angoisse :
« – Inquiétude (au sing.) : Degré de l’agitation qui précède l’anxiété. Inquiétudes (au plur.) : douleurs vagues, surtout aux jambes, qui donnent de l’agitation et de l’impatience. »
« – Anxiété : état de trouble et d’agitation avec sentiment de gêne et de resserrement à la région précordiale. »
« – Angoisse : sentiment de resserrement à la région épigastrique accompagnée d’une grande difficulté à respirer et d’une tristesse excessive. C’est le premier degré de l’anxiété. » [Il faut ici entendre par « premier degré », le plus haut ou fort degré]
Le dictionnaire médical de Littré s’en tient à une approche strictement somatique, où n’est pourtant pas omise la mention normale du retentissement sur l’humeur.
Dans le grand Dictionnaire Encyclopédique des Sciences Médicales, le « Dechambre », qui fut le monument de la grande médecine clinicienne française de la seconde moitié du XIXe siècle, ni inquiétude, ni anxiété, ni angoisse ne se trouvent. Ils semblaient liés trop fortement à l’ancienne médecine des humeurs, l’idée du resserrement. L’angoisse ne va revenir qu’au XXe siècle, chez Pierre Janet auteur « De l’angoisse à l’extase », son grand livre, rédigé en 1926. Mais le courant qui préparait l’avènement du terme dans sa signification moderne a pris sa source dans le courant et la postérité de l’école de la Salpêtrière et de son fondateur Charcot. Et là, il s’agit d’un sens tout nouveau.
Les situations personnelles ou collectives d’angoisse ou d’anxiété — au sens d’aujourd’hui — ont toujours été présentes. La condition humaine y conduit naturellement. Mais cela n’était pas nommé ainsi. Et cela ne renvoyait pas à un espace quelconque de réflexion savante spécialisée au sens où nous l’entendons de nos jours ni philosophique, l’existentialisme, de Kierkegaard à Sartre, à la phénoménologie de Merleau-Ponty, ni psychologique et encore moins médico-psychiatrique. Cela relevait dans le commun et naturel esprit du temps, d’un ordre du monde dans lequel on a ses états d’âme, ses cycles personnels et ses alternances de bien-être et d’embarras, parfois plus rudement encore, chaque fois dans un rapport sensible aux circonstances de la vie.
Parce qu’aussi il y a la lune et les étoiles, le soleil, les saisons, le sec et l’humide, et que les gens étaient formés à se sentir et à se vivre comme inclus dans une relation de concordance cosmique — non sans hauts et bas. Il y avait aussi des peurs et du trouble, l’inquiétude et le sentiment du péché, le désespoir et la mélancolie, les paniques, l’épouvante, l’accablement et le remords. Mais tout laisse supposer que la représentation de ces états était tout autre que ce que nous laisse entendre à présent et en quelque sorte nous impose, ce signifiant complexe de l’angoisse. Et tout cela durant la grande plage de temps qui va de l’Antiquité à l’époque précontemporaine.
Ce mot, angoisse, dans son sens moderne et l’inquiétude qu’il porte, nous a comme envahis, nous a conquis. Comment nous sommes-nous laissés aller à vouer, à dédier nos moments de doute ou nos lucidités douloureuses au diagnostic psychiatrique, psychanalytique jusqu’à en vouloir son effacement ? Lorsque les épreuves de la vie nous pèsent, pourquoi avoir perdu de vue le recours à la réflexion, et avoir oublié quelle aide précieuse fournit la parole échangée avec nos semblables ou, mais plus difficilement, avec nous-mêmes ?
Toute angoisse relève d’une vision négative alors qu’il y a deux ou trois siècles, elle relevait du prêtre, ou d’une morale du retour philosophique sur soi-même.
Lorsqu’elle avait du mal à l’âme, Madame de Sévigné n’appelait pas son médecin — « le petit Pecquet », comme elle disait avec négligence. Elle écrivait à sa fille, à son cousin Rabutin, elle partait pour son domaine de Bretagne ou voyait son confesseur, elle se rendait à un monastère de Bons-Pères dont l’un était un peu sorcier. Elle buvait des tisanes. Montaigne, dans les mêmes circonstances, voyageait ou lisait les auteurs latins et dialoguait avec eux de la nature humaine… ; au moment même où, alentour, catholiques et protestants s’entretuaient.
Certains textes attestent le souci médical de prendre en compte plus spécifiquement ces sentiments douloureux, qui valent d’être reconnus authentiquement comme des maux. De tels propos (bien avant le dictionnaire de Littré) se lisent à l’article « Inquiétude », du Dictionnaire des Sciences médicales, sous la plume de Louyer-Villermay. L’auteur prend bien soin de distinguer l’angoisse (phénomène somatique de resserrement et d’oppression) du terrain tout moral de l’inquiétude. Celle-ci se définit selon lui comme :
- Citation :
- « cette situation de l’âme qui nous fait appréhender quelque événement sinistre, soit un malheur prévu (un revers de fortune ou la perte d’un ami), soit un malheur incertain, une indisposition ou une maladie. D’autres fois, le pressentiment ne porte sur aucun objet connu, il est entièrement vague et indécis, c’est une sorte de mélancolie ou de rêverie sombre et habituelle. »
C’est le thème : – « Docteur, dites-moi toute la vérité, je ne crains pas la mort ; je la désire même, la vie me pèse, et vous me soulageriez en me disant que mon mal est mortel ». — Défiez-vous, explique Louyer-Villermay, tout cela ne marque que le désir de conservation.
Notre vie nous déçoit-elle, nos échecs, nos responsabilités, nous pèsent-ils ? Ce trouble métaphysique peut concrètement se convertir à présent dans une formule commode qui en désamorcerait la charge. Cette solution s’énonce ainsi : il ne s’agirait que d’une indisposition de santé. En agissant ainsi, nous nous cachons à nous-mêmes le fait que la maladie et la mort, comme le bien-être corporel — l’aise — font partie des cycles naturels des vivants, que l’incertitude et le doute sont le propre de l’espèce humaine et sont à son honneur. Comme la réalité de nos maux s’affirme malgré tout, à la fin des fins, le rempart construit contre ce qui nous parle de notre finitude est illusoire et que les déceptions sont programmées l’angoisse alors est constante.
Certains recours contre l’angoisse font de nos jours plus gravement défaut que jadis. Quand une maladie fatale nous atteint, qu’une longue maladie vient à son point de non-retour, qu'une maladie inconnue approche, le corps a sa façon d’avertir l’esprit que la perspective de la fin est désormais clairement ouverte. C’est l’angoisse de la mort. Dans les cultures traditionnelles, les proches entamaient alors pour le mourant, auprès de lui, une conduite à la mort qui prenait en charge et cette angoisse et le passage. Cette culture a disparu.
Personne n’échappe au trouble, au doute sur soi, à la peur de l’inconnu, aux gouffres qui parfois s’ouvrent dans l’âme. À l’angoisse, comme on dit à présent. C’est le propre de notre condition. Et notre condition, entre autres choses, est de vivre en liaison les uns avec les autres notre nature d’espèce sociale.
Mais il y a les guerres, il y a les pandémies. Voilà des objets concrets d’angoisse, non seulement pour ceux qui en sont menacés ou en subissent l’épreuve, mais pour quiconque perçoit l’inacceptable de cet état du monde. L’accablement, la peur, le désespoir qui nous en viennent, ce ne sont pas des troubles sans objet.
La philosophie n’est pas sans nous faire connaître un fond d’angoisse. Ce sont les questions que l’on se pose. Une des grandes échappatoires à cette angoisse est de se fixer sur la rigueur de la méthode et la pureté de la théorie. Prothèses efficaces. Mais le propre des discours est d’être transitoires, toujours sujets à révision.
Il y a la vertu du courage de douter, d’accepter la réalité positive de l’incertain, d’accoutumer l’esprit à la fréquentation du relatif. C’est éprouvant, mais rien n’est meilleur pour l’esprit que l’exercice de sa mobilité, que l’expérience du vertige. L’acceptation d’une angoisse dominée peut être un appui, un outil de travail précieux.
Note;
L’angoisse a été introduite en philosophie par Søren Kierkegaard pour désigner ce que ressent l’homme lorsqu’il prend conscience de sa situation dans le monde. Pour Kierkegaard, jamais l’homme n’aura accès à la vérité absolue, à la transcendance pure. Il ne peut ainsi jamais être assuré de quoi que ce soit. Il est condamné à choisir sans jamais obtenir la certitude que son choix est le bon. La foi est alors le seul recours. Elle est une certitude subjective de la vérité. Il s’agit de savoir ce qui est vrai non pas en soi mais pour soi. Dans Le Concept de l’angoisse, publié en 1844, sous le pseudonyme Vigilius Haufniensis, le penseur présente l’angoisse comme un sentiment qui, contrairement à la peur, n’a pas d’objet déterminé. L’angoisse réside en réalité dans le rapport qu’entretien l’homme avec la nécessité de choisir entre une multitude de possibilités, propres à sa condition. L’angoisse est l’expérience de la liberté vécue comme un vertige. C’est pourquoi il est bien plus pertinent d’étudier ce sentiment, non pas philosophiquement, c’est-à-dire comme un concept, mais psychologiquement, comme un sentiment.
C’est là un point de vue plus lexical que philosophique.
A suivre, pour être plus fidèle à la question, en particulier à l’expression « angoisse immédiate ». Une réflexion sur l’« angoisse de notre temps. »