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 Être-vers-la-mort

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AuteurMessage
fellion




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Date d'inscription : 05/04/2020

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MessageSujet: Être-vers-la-mort   Être-vers-la-mort Empty18/3/2021, 13:48

Être-vers-la-mort » (Sein zum Tode Heideggeirien). Une réflexion suivant un café s'étant déroulé un mardi soir.

Être-vers-la-mort Saint_10



Il n’y a pas d’être humain qui soit en rapport libre à son existence, qui ne soit en rapport avec la possibilité de la mort.
Ce que montre le tableau, c’est ce que ce Jérôme, qui traduit la bible,  est tellement en rapport à son existence, à son travail, il est pour cela en rapport avec sa propre mort. Il est libre parce qu’il est en rapport à soi, étant par rapport à soi sans être pour autant obnubilé la mort. Il est en rapport à sa propre mort.

Un crâne, une vanité, posé sur un linge blanc, qui fait penser à un suaire, renvoie à une sorte de double se profiler dans le prolongement du bras de l’écrivain lecteur, bras posé sur le livre. Il y a une manière de montrer, seule la peinture le peu, comment Jérôme est en rapport libre avec la mort à mesure même qu’il est en rapport à son existence. Jérôme est à sa mort exactement comme Rilke parle de la mort comme d’un fruit mur. Quelqu’un étant en rapport avec la vérité de son existence est à ce moment là en rapport libre à la mort.

Tel est le Saint Jérôme écrivant de Caravage ! Si vous voulez avoir sous les yeux ce que signifie la synchronisation du corps et de l’esprit, regardez ce tableau. Saint Jérôme est le saint patron des traducteurs, celui à qui l’on doit la Vulgate, c’est-à-dire la traduction de la bible en latin, à partir du Grec.

Il travaille. « Il », cela signifie tout son être ! Quelqu’un qui pense ne le fait pas seulement avec sa tête. Il y est entièrement. « Corps et âme », dirait-on ! On est, d’autant plus tenté de le dire de cette façon, que la scène est manifestement d’inspiration chrétienne, inspiration qui a traditionnellement distingué, voire opposé, « l’âme » et le « corps ».

Mais ce qui est précisément saisissant dans ce tableau, c’est que le peintre montre une entièreté, dont on ne peut séparer les « éléments », une unité indissociable. Il n’y a plus, à proprement parler, d’ « éléments ». Tout est un ! La vie et la mort, la jeunesse et la vieillesse, la force et la fragilité, la richesse et la pauvreté, la joie et la gravité, la lumière et l’ombre, le jour et la nuit, la lecture et l’écriture.
Les mots séparent ce que la peinture nous donne d’un coup !

Jérôme, dont la sainteté nous est rappelée par la discrète auréole qui surplombe son crâne chauve, lit ou, comme le dit le titre, écrit : il lit en écrivant, il écrit en lisant, révélant ainsi ce qu’ont d’inséparable, les deux activités. Tout est rassemblé par l’attention qu’il porte au grand livre, probablement une bible, sur laquelle repose entièrement son bras droit, légèrement plié, le coude s’ajustant exactement à l’emplacement de la gouttière formée par l’ouverture du livre sacré. Le livre est aussi grand que le bras, dont la main tient une plume entre le pouce et l’index. Ce bras droit s’abandonne de tout son poids à la Bible, que Jérôme soulève légèrement de sa main gauche, pour rapprocher le texte de son visage, duquel irradie une attention recueillie. Artisanat de la lecture et de la pensée. Rayonnement incarné de l’esprit !

En regardant le tableau, Henri Focillon aurait pu dire, à nouveau : « L’esprit fait la main, la main fait l’esprit »1.

L’ensemble de la composition va de droite à gauche, en un mouvement qui porte notre regard, du crâne chauve de Jérôme, penché vers nous, tout à la joie de son travail, vers la tête de mort placée sur un livre ouvert qu’effleurent les doigts repliés sur le crayon.
Les deux crânes, celui d’un mort et celui du vivant, se font face en une adversité fraternelle. En effet, la tête de mort posée sur la page blanche du livre ouvert, lui-même en équilibre un peu précaire sur un livre fermé, regarde, de la béance de ses orbites sombres, vers Jérôme. La mort le regarde ! Le vieil homme n’en est que plus habité, et inversement, la tête de mort, négligemment posée là, au milieu des objets familiers, et des outils de travail, perd de son étrangeté.
Elle semble incluse dans la passion de Jérôme pour le texte sacré, dans sa joie de le découvrir, de le comprendre, de le traduire, dans son bonheur rayonnant d’être à l’œuvre. La mort le regarde, mais lui ne la regarde pas. Elle apparaît simplement dans le prolongement de son bras droit, à si faible distance de la main, qu’il lui suffirait presque de s’ouvrir, pour la toucher. Le mouvement évoqué tout à l’heure, de droite à gauche se porte donc en entier vers elle.

Le tableau n’évoque aucune aspiration à la mort. Jérôme est naturellement en rapport à elle, parce qu’il s’intéresse à son travail, et à lui seul. Point de crainte de la mort, point de fascination non plus. Une présence d’autant plus familière que Jérôme semble ne pas y penser. Bien sûr, la présence de ce crâne apparaît bien, dans le tableau de Caravage, comme un memento mori, mais le lien de la mort à Jérôme procède de l’intensité et de la justesse de son travail. Rilke aurait pu dire de Jérôme qu’il dut avoir sa mort, parce qu’elle dut grandir en lui comme le fruit mûr d’une vie à qui il fut donné d’accomplir, dans la joie de l’étude, la tâche à laquelle il avait été appelé.

Présence à soi, d’une vie qui s’est portée jusqu’à son terme, par le bonheur d’un travail où elle a pu donner sa pleine mesure. Une vie méditative, c’est-à-dire une vie entièrement au travail, ou plus exactement en travail, comme on parlerait d’une femme en train d’enfanter.
Tant s’en faut que le tableau de Caravage renvoie seulement à l’histoire singulière Jérôme, et ne concerne donc que les chrétiens !

L’humanité de Jérôme, corps pensant et pensée incarnée, évoque celle de tout homme en lien à sa propre vie, et, par là même, à sa propre mort.


1- Henri Focillon (1881-1943), Vie des formes suivie de l’ Éloge de la main, Paris.
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