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 Nos fragilités sont-elles une force ?

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fellion




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Date d'inscription : 05/04/2020

Nos fragilités sont-elles une force ? Empty
MessageSujet: Nos fragilités sont-elles une force ?   Nos fragilités sont-elles une force ? Empty22/2/2021, 17:30

Nos fragilités sont-elles une force ?

Récemment, la notion de "fragilité" s'est installée dans le paysage mi-philosophique, mi-« psychose », mi-développement personnel, prônant l'injonction à cultiver notre inconstance. Mais pourquoi serait-elle un art ? Comment vivre tout en étant fragile ? Que cache cet éloge de la fragilité ?

En 2019, sort « L’art d’être fragile »  d’Alessandro d’Avenia, best-seller en Italie, qui prône une ouverture aux accidents de la vie, aux fragilités des individus. Sans parler bien sûr de tous les articles ou dossiers nous encourageant à ne pas la refouler, notre fragilité. Voir les titres de nombreux magasines.
Il n’en fallait pas plus pour voir dans cette convergence une nouvelle injonction : celle à cultiver l’envers soi-disant lucide de notre univers pourri par la compétition… 

"Faiblesse", "inconstance", "inconsistance, "débilité" : ce sont quelques-uns des synonymes de la fragilité.

A priori, rien ne donne envie de la laisser advenir, voire d’en faire un art.
Pourquoi alors ce succès de la fragilité ? Pourquoi est-elle aussi séduisante qu’un verre de Crystal ? Qui peut supporter, voire devenir, inconstant, inconsistant, faible et débile ? 
Comme pour la mode, il faut décrypter la tendance, ce n’est qu’une histoire d’inversion, de positif et de négatif, d’aller et retour. L’époque étant à la compétition, à la concurrence, au fort et féroce, il faut forcément jouer le jeu de la contradiction et de la pseudo-distance critique, il nous faut forcément valoriser son contraire : la fragilité. 

Je ne vais pas tomber dans la critique marxiste (ce sont au fond les plus forts qui peuvent se permettre d’être fragiles de temps en temps car ils sauront s’en relever), qui reste pertinente. Je n’ose parler de la position de Nietzsche…
Ce qui interpelle, c’est ce paradoxe d’une existence fragile : comment persister dans l’être tout en étant affaibli ? Et inversement, que reste-t-il de la fragilité quand on résiste, quand on fait donc preuve de force, malgré tout ? 

Est fragile ce qui a la disposition de se briser facilement. La fragilité n’est pas que circonstancielle, mais carrément une propriété, que, de fait, partagent tous les êtres vivants, condamnés à mourir.
On est alors en droit de se demander pourquoi la cultiver si elle est déjà donnée. Et même plus : on est triplement en droit de se le demander, c’est une disposition repoussoir, personne n’a envie d’être fragile ou faible ; ensuite, personne ne peut favoriser l’accident ou la mort ; et enfin, car très littéralement, personne ne peut amplifier ce qui est précisément inamplifiable… Qu’est ce que le plus que faible?

En fait, l’art de la fragilité a quelque chose de profondément contre-productif : il s’agit de rien faire, soit d’assister, stoïque, aux coups du sort, soit de s’y ouvrir avec enthousiasme... Au final, c’est un éloge forcé de notre condition passive.
Alors, bien sûr, je vois les objections : je ne verrais pas la vertu de la fragilité, trop pétrie que je suis par ces idées, d’efficacité et de force.
Mais je crois que c’est l’inverse, je crois que c’est ceux qui défendent la fragilité qui sont trop pétris par ces idées d’efficacité, car au fond, cet éloge de la fragilité n’est qu’une conversion. Donnez-moi de la boue, j’en ferai de l’or; donnez-moi de la fragilité, j’en ferai une force… 
Le nouveau terme à la mode est « puissant".
Depuis le roman de Marie Ndiaye, « Trois femmes puissantes », un récit est puissant, une rencontre est puissante, un café est puissant. J’aurais du dire fort, mais j’y vois exactement cette même occultation de la force pour un terme plus vendeur, mais qui veut dire la même chose. Est puissant, celui qui est fort potentiellement ; est fragile, celui qui résiste, qui est donc fort mais sans le manifester.

Pourquoi ne pas assumer que la fragilité aujourd’hui prônée n’est qu’un simulacre de vertu, une vertu bien commode pour les forts qui n’assument pas de l’être ? 

Mais là n’est exposé qu’un avis, une opinion, ce qui n’est pas philosopher. Philosopher à en suivre Socrate c’est définir, et penser selon le tout το καθολος (to katolos) des choses.

le terme fragilité provient de la même racine que « fracture », les deux termes remontant au français du XIIIe siècle. « Fragile » découle de frangere qui signifie « briser » et qui donne fraction et fragment. La fragilité peut être tirée du côté de la faiblesse, de la déficience, de la débilité, voire de l’impossibilité et de l’impuissance. Elle peut être comprise comme effraction, fêlure, rupture et nous conduit à la cassure, à la division et au morcellement. Voici qui nous ouvre de nombreuses portes.
L’intérêt de tels termes, qui désignent des affects ou des dimensions de la condition humaine, est qu’ils permettent un mot du langage de tous et qui peut donner lieu à toute sorte de descriptions, d’évocations ou de témoignages, mais aussi de déployer un concept philosophique.

Il y a une histoire du concept de fragilité selon ses différentes acceptions. La singularité de la fragilité, typiquement latine, penser la finitude, sans nécessairement l’appeler ainsi.
Il n’y a pas de fragilité, au sens littéral, pour les Grec. Ils ont des mots pour dire qu’un objet est cassable ou friable, mais ils ne s’appliquent pas à la condition humaine. Le terme fondamental est ἀσθένεια, astheneia, qui donne en français « asthénie », l’absence de sthenos, c’est-à-dire de force ou de vigueur. l’astheneia des Grecs anciens, qui n’est qu’une privation, ne définissant ainsi ni la nature de la vraie force ou vigueur qui nous manque, ni le degré qu’il en faudrait avoir.

La difficulté est qu’on oppose la force à la faiblesse, alors que la fragilité n’a pas d’antonyme. Il existait en latin, infragilis, mais si on considère le terme selon un sens moral ou existentiel, certains hommes sont plus ou moins forts ou plus ou moins lâches, tandis que la fragilité est dimensionnelle : même si elle varie pour chacun, ou selon les moments de notre vie.

C’est avec le stoïcisme latin et l’œuvre de Sénèque que la fragilité prend son essor. Pour consoler, il faut commencer par désoler, c’est-à-dire prendre la mesure du mal, au lieu de dire que ce n’est rien. Cette idée n’est pas chez Sénèque mais chez Luther et elle est finalement reprise par Kierkegaard dans son livre « Post-scriptum aux Miettes philosophiques ». Alors, la fragilité revêt une importance qu’elle ne perdra jamais par la suite.
Sénèque décrit la tentation de la plupart des hommes de se tenir dans une sorte de déni, de fuite, d’évitement de la fragilité. Sénèque nous propose une issue qui, au fond, consiste à ramasser et à rassembler notre existence dans ce que Marc-Aurèle avait appelé « l’acropole », « la citadelle intérieure » qui donne son titre au livre de Pierre Hadot.

On ne trouve pas le mot de « fragilité » dans le Nouveau Testament, mais c’est dans la rencontre entre la parole chrétienne et la langue de Virgile que son sens se trouve transformé.

Epîtres de saint Paul:

Διὸ εὐδοκῶ ἐν ἀσθενείαις, ἐν ὕβρεσιν, ἐν ἀνάγκαις, ἐν διωγμοῖς, ἐν στενοχωρίαις, ὑπὲρ χριστοῦ: ὅταν γὰρ ἀσθενῶ, τότε δυνατός εἰμι.

C'est pourquoi je prends plaisir dans les infirmités, dans les opprobres, dans les nécessités, dans les persécutions, dans les angoisses pour Christ ; car lorsque je suis faible, c'est alors que je suis fort.
II Cor, XII, 10 
Avec la nouveauté chrétienne, fragilitas conserve son sens ancien, la capacité de se briser physiquement, mais prend en plus un sens moral. Dans le vocabulaire des Pères de l’Église, fragilitas devient un mot essentiel du penchant au mal, c’est-à-dire à l’injustice. Dans la tradition chrétienne, la fragilité concerne ma conduite même ou les principes de ma conduite, ce que nous appellerions en langage moderne la faillibilité ou la corruption de l’homme.

Le fait que ce soit un terme forgé par Paul puis les Pères de l’Église ne signifie pas non plus qu’il relève exclusivement d’un vocabulaire théologique. Dans le langage d’autrefois, dire que quelque chose a été commis par fragilité ne signifie pas que ce n’est pas une faute, mais que c’est une faute compréhensible parce qu’elle tient à la condition humaine et non pas à une malignité particulière. Cela ne faisait pas partie du langage théologique, mais du langage courant.

Un philosophe a pensé cette relation entre fragilité et force.

« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais, quand l’univers l’écraserait, l’homme serait plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. »
Pensées, Fragment 347
« Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale. »
Pensées, Fragment 348
Ces fragments des Pensées de Blaise Pascal révèlent ce que la philosophie peut nous apprendre de la situation si étrange que nous sommes amenés à vivre bien malgré nous.
Ces fragments, si court soient-ils, donnent à la fois une explication, une définition, une conclusion de la situation paradoxale dans laquelle se trouve l’Homme. fragile et fort dans sa conscience.
Pascal ne définit pas l’Homme comme un animal raisonnable, mais comme un « roseau pensant ». L’Homme dans une négation « l’Homme n’est qu’un roseau » faisant partie du règne végétal, frêle, balloté par les intempéries. Il est « le plus faible de la nature », renforçant cette idée de faiblesse humaine.
Tout réside dans cette idée de « roseau » : souple, s’adaptant malgré tout aux contraintes. Dualité de l’idée de l’Homme : il est ceci et cela dans le même temps : fragile et souple, ce qui fait sa force, contraint par les éléments et possiblement résilient.
Un « roseau pensant », conscient et ayant la capacité de réfléchir, de questionner cette nature et de se questionner, de « réfléchir » sa propre condition. Améliorant sa technique, ses connaissances pour se rendre, comme le dirait Descartes, « Maitre et possesseur de la nature ». Puissance de la nature d’un côté, impuissance de l’Homme face à elle. Que reste-t-il à l’Homme ? Sa capacité à penser.

L’Homme a souvent tendance à vouloir se mesurer à la nature en se croyant supérieur à elle. Comble de la prétention, de la toute-puissance, il oubli ainsi qu’il n’est qu’un « point » dans « l’univers ». Preuve de sa petitesse « une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer ». Il existe un écart de forces entre l’Univers qui peut « l’écraser » et l’Homme qui n’est qu’un point.
Ce « point » dans l’Univers peut penser. Sa fragilité physique s’oppose à une autre grandeur. Il n’est donc pas « faible » mais « noble », digne parce qu’il est conscient de sa fragilité. La supériorité de l’Univers n’a valeur; ce dernier, si grand et fort soit-il, ne sait pas qu’il possède cette puissance. Un Univers ignorant de lui-même, là est sa faiblesse.
L’Homme sait qu’il est mortel, il connait sa fragilité, c’est de cette connaissance qu’il tire sa grandeur. L’Homme se « comprenant » lui-même, là est sa force.
« Quiconque pense commence toujours par se tromper » disait Alain. Travailler, s’obstiner, corriger est la bonne direction pour « bien penser » continuait le philosophe. Pascal, lui, explique par l’injonction, l’impératif, la nécessité que nous devons « travailler à bien penser ».
Cette dignité qu’a l’Homme à bien penser résulte d’une méthode et non d’une contemplation de la Nature. L’Homme doit se résigner à faire partie de la Nature, de l’Univers, à accepter d’être « fini ». L’Homme est un point dans l’Univers, sa pensée lui permet de comprendre cela. Deux phrases successives montrent cette interdépendance entre l’Homme et l’Univers : l’une négative et l’autre positive.
« L’univers me comprend et m’engloutit, comme un point » et c’est notre faiblesse mais « par la pensée, je le comprends » et c’est là notre force.
Au travers de ces deux fragments, Blaise Pascal se pose la question de l’Homme mais au-delà de celle-ci, il tente de nous définir. Il pose la question de savoir ce qu’engendre le fait de Penser et de comment le penser. Par cette comparaison avec l’image du Roseau, Pascal montre que l’Homme doit être lucide par rapport à ce qu’il est : un Etre fragile qui s’oublie dans une toute-puissance vaine, dans une oblitération totale de sa finitude. L’Homme doit apprendre de l’Univers, de ce qu’il est et doit le comprendre pour mieux conduire sa pensée et se réfléchir dans un Tout dont il fait partie, aussi petite soit cette partie de l’Univers qui le comprend.
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